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Nouvelle écrite en mars 2021, par amour pour la forêt et ses hôtes tranquilles qui souhaiteraient le rester…

 

Texte intégral en ebook : Le Pelage gris

Texte intégral en PDF : Le Pelage gris

 

 

Mathilde Colo, Le Pelage gris

Une forme fine, tonique et rousse trottine entre les champs. Le nez en l’air, elle hume les parfums des fleurs chauffées par le soleil. Elle rejoint, légère, la lisière de la forêt et la suit jusqu’au bas de la colline. Peu avant la fin du bois, là où les arbres sont arrêtés par la départementale, elle bifurque vers la forêt, saute un petit ravin creusé par le ruissellement des abondantes pluies de printemps, et emprunte un sentier qui s’enfonce dans la végétation dense. Elle sait où elle va, s’oriente sans aucune hésitation, les coulées de boue se déversant dans les fossés ne semblent en rien l’affecter. Pourtant le point d’eau qu’elle trouve habituellement entre sa forêt et le champ voisin a été entièrement bouché. La terre a dangereusement raviné, mais si elle s’en inquiète, cela ne se voit pas, elle est toute à son occupation.

Dans sa gueule, une grosse taupe tressaute au rythme de sa course. Le duvet gris miroite sous le soleil d’été et les petites pattes roses griffues battent l’air une dernière fois quand elle s’arrête net au milieu du chemin, raide comme un soldat en revue, regarde droit devant elle, renifle l’air, tourne la tête à droite puis à gauche, inspecte le bois de part et d’autre du sentier, renifle encore, puis en une fraction de seconde, si vite qu’on aurait pu la perdre, elle disparaît sous une grosse souche qui borde le sentier.

Les racines entremêlées cachent l’ouverture dans la terre noire ; feuilles et branchages masquent l’entrée. Le terrier est sous une souche, une souche pareille à tant d’autres, un arbre qui a été abattu quelques années plus tôt afin d’élargir le chemin pour laisser le passage aux tracteurs toujours plus imposants. Lorsque le tronc avait été tranché, elle l’avait entendu crisser, dans une odeur de copeaux brûlés. Dehors, il y avait le vrombissement et la fumée piquante crachée par les monstres. Les monstres, ces bêtes manœuvrées par les humains, dans leurs mains ou qu’ils conduisent, faits d’une matière froide et dure qui, chaque fois associés à un désastre, sont devenues inquiétants. Ils dégagent une odeur de mort, mais pas celle du sang chaud, d’une carcasse un peu faisandée ou d’un bois putrescent ; quelque chose qui n’appartient qu’au monde des hommes, non pas la mort, mais plutôt l’absence de vie. Elle s’en méfie.

L’arbre qui l’abrite à chaque saison de reproduction, quatre ou cinq portées déjà, est tombé d’un coup, un jour, sous le tranchant d’un de ces monstres manié par un homme. Mais il est resté souche. Les arbres voisins avaient depuis longtemps mêlé leurs racines aux siennes, leur réseau était solidement tissé. Certes, leurs branches ne se côtoyaient plus dans les airs, ne poussaient plus de concert vers la lumière sans se gêner, sans s’emmêler les unes aux autres, mais ensemble comme savent si bien le faire ces grands génies. L’amitié des arbres dépassant les apparences, ils avaient continué à alimenter la souche, par en dessous. Pour qui est étranger à la magie de la forêt, c’est un arbre mort ; pour elle, c’est une souche vivante. Elle sent la terre bien irriguée, les insectes qui y grouillent, les radicelles qui suintent et s’étirent millimètre après millimètre en aérant le sol. Il y fait une température constante et une atmosphère ni trop sèche ni gorgée d’eau y règne aujourd’hui encore. C’est un lieu de vie agréable pour sa portée.

La renarde se glisse dans la galerie supérieure, la plus en surface, délaisse le long couloir qui plonge en profondeur vers la tanière des blaireaux une cohabitation qui dure depuis des années, ils se croisent rarement. Tout est calme dans le terrier. Heureuse de rapporter une belle prise à ses renardeaux, elle se hâte de rejoindre la pièce du fond à une dizaine de mètres de l’entrée. Elle glisse le long du couloir souterrain avec tant de légèreté qu’on dirait que ses pattes ne touchent pas le sol. Sa taupe ne racle pas les parois, elle est toute intacte. Plus elle approche et plus les odeurs musquées lui parviennent. La transpiration des petits sent encore le lait même s’ils mangent déjà les proies rapportées par leur mère depuis une dizaine de jours. La renarde couine et entend les petits cris aigus en retour avant d’atteindre la chambre. Quatre boules de poils, trois rousses et une grise. Dans l’atmosphère obscure tapissée d’humus, ils gigotent comme une seule masse, se montent les uns sur les autres. Leurs yeux bleus humides voient depuis peu le rai de lumière qui filtre à travers la longue galerie. Une autre galerie part de l’arrière de la chambre, la renarde ne l’utilise jamais, car elle débouche près de la route et qu’elle ne va pas chasser là-bas, elle y a vu trop de corps d’animaux inertes sur les bas-côtés, elle est prudente. Pour que ses petits ne s’y risquent pas en son absence, elle a colmaté cette sortie avec de la terre et des branchettes.

La renarde s’allonge près de ses renardeaux, les couve d’un regard luisant et neutre, et après avoir posé sa proie inerte entre ses pattes, elle passe sur chacun d’eux un coup de langue qui les entraîne et les roule sur le sol comme une grosse vague le ferait de galets sur la rive. Ainsi elle remet son odeur sur les petits corps, dans les petits poils, sur les petites truffes. Elle les imbibe de cette marque par laquelle ils se reconnaîtront à vie, frères et sœurs, enfants de cette mère. Le petit gris, elle le lèche trois fois, quatre même. Du bout de son museau, elle le roule vers elle. Celui-là, elle l’aime plus.

Puis elle retourne à sa proie, la serre entre ses dents, craque les petits os, déchire la peau épaisse, défait muscles et ligaments, déchiquette la chair et le gras. Calme et concentrée au milieu de l’agitation qui règne désormais dans le terrier. Lorsque le sang chaud gicle dans sa gueule, la saveur douceâtre de la viande la fait saliver. Elle se retient. Dépose avec application les morceaux devant elle. Pour ne pas risquer de rivaliser avec ses petits, pour qu’aucune pulsion ne se fasse intenable, elle a pris soin de croquer plusieurs mulots dans le pré avant de rapporter la taupe. Les petits jappent, se ruent sur leur repas, grognent un peu sur le voisin, s’attaquent à un morceau dépecé et l’agitent en l’air comme une proie chassée de leurs propres crocs. Puis tout le monde se calme, on n’entend plus que les coups de langue sur la chair rouge et les dents qui mastiquent consciencieusement chaque cartilage. Quel festin cette taupe !

Elle regarde maintenant ses petits se repaître, sans rien faire, sauf parfois pousser un morceau plus tendre, une partie plus grasse, vers le petit renard gris. Est-ce grâce à son traitement privilégié qu’il est déjà plus dodu et intrépide que ses frères ? Ou à l’inverse, parce qu’il est plus robuste qu’elle le préfère ? Surtout, il a cette même couleur grise mêlée de brun que leur père, une étrange robe pour un renard. Comme les restes d’un feu de joie, le roux flamboyant s’est éteint, gardant dans ses cendres tièdes le souvenir des rires et des danses. Le duvet du petit a été saupoudré des restes d’un brasier pour le parer de la même robe terne que son mâle, son beau mâle qui la retrouve chaque printemps ici, dans sa petite forêt.

Au beau milieu de ce joyeux concert de salive et de déglutitions, un autre bruit d’abord sourd devient plus fort. Un grondement qui vient de dehors. La renarde oriente ses oreilles. Elle connaît le flot lointain de la départementale, elle connaît les ronflements épais des tracteurs accompagnés du tassement de la terre qui grince sous leurs pneus énormes. Quand ils passent dans le chemin, la terre bouge en dessous, mais alors que les racines des arbres chahutés par le vent la font chanter, le poids des monstres la fait gémir. C’est ce vrombissement douloureux qu’elle entend à présent, mais pas vers le chemin, pas juste en passant, il stagne en contrebas, vers la route. Concentrée sur ce bruit qui l’inquiète, elle n’entend que lui. Longtemps, il n’y a que ce grondement.

Les petits ont fini leurs repas, ils jouent avec plus d’indolence, se mordillent les oreilles et s’endorment un peu sur le dos du frère ou la tête de la sœur. On ne distingue pas à qui appartient cette queue ou cette patte. Ils semblent ne pas entendre les moteurs qui maintenant s’accompagnent de coups dans le sol. La renarde jappe un coup bref, les petits se figent. Elle écoute, toute tendue vers les bruits. Ça cogne et ça vient de l’est, de la seconde sortie du terrier. Ça cogne avec une force qu’elle ne connaît pas. On est loin des pattes de lièvre qui grattent la terre et l’éjecte hors du trou pour agrandir le terrier. Loin aussi des coups de bec des pics contre les troncs pour faire sortir les insectes cachés dans l’écorce, et loin même des ramures des cerfs qui s’entrechoquent lors des combats du rut. Pourtant ils font trembler toute la campagne alentour quand ils se battent. Ce qu’elle entend, là, ce sont comme des masses froides qui s’abattent sur le sol et chaque coup fait trembler plus profond la terre ébranlée jusque dans ses entrailles.

Avec ce bruit énorme et sourd dans la terre, un souvenir revient. Il y a quatre saisons, quand elle a rencontré son mâle gris pour la première fois, ils se poursuivaient, elle courait se cacher dans les bois puis reparaissait dans la prairie pour qu’il continue de la suivre. Alors qu’ils fonçaient joyeusement à travers champs, une détonation les avait surpris. Ils avaient détalé et s’étaient réfugiés à l’entrée d’un terrier inconnu. Comme ça sentait la fouine et qu’ils n’avaient pas envie de se battre avec ce mustélidé agressif, ils n’avaient pas pénétré en profondeur et s’étaient aplatis à l’entrée, le nez dehors. Des pas lourds avaient alors martelé le sol devant eux et ils avaient vu arriver à toute vitesse un énorme sanglier noir suant à grosses gouttes. Tout autour de lui, l’air était saturé de l’odeur connue de tous, cette vibration odorante sonnant comme un signal d’alerte, cet air épais qui fait frétiller les moustaches, inonde les capteurs des truffes humides : la peur, il sentait la peur. Il passa devant eux sans les remarquer, prisonnier de sa terreur, les yeux fous et une traînée de sang dans son sillage. Une de ses pattes arrière boitait. Ils se terrèrent un peu plus, ne laissant dépasser que deux bouts de museaux. Les cris des hommes et les aboiements des chiens approchaient. Ivre de peur, le gros sanglier noir avait foncé contre un arbre, de plein fouet, la tête la première. L’arbre était gros et à cinq ou six mètres d’eux à peine. Ils avaient cru entendre les racines et le tronc hurler lorsque le crâne de la bête avait explosé en morceaux. Les racines avaient répercuté dans le sol toute la violence de la secousse. La renarde et son mâle avaient plissé les yeux en attendant que ça passe. L’énorme porc avait expiré dans un gros râle, lové contre le tronc. Avait-il précipité sa mort pour échapper à la terreur insoutenable de voir la meute se ruer sur lui ? La renarde aussi avait une peur terrible des chiens de chasse, ces êtres dégénérés qui ont perdu leur instinct animal au contact de leurs maîtres. Ils chassent poussés par une folie qu’elle ne comprend pas, mais qu’elle sent être hors de l’ordre naturel des choses. Il y a en eux une cruauté dont tous les autres animaux de la forêt sont exempts.

Ils étaient restés longtemps terrés pour ne pas se faire remarquer de la meute qui déferla dans le chemin et des hommes armés des monstres étroits et longs dont les cris fusent à travers la campagne et tuent de très loin. Le renard gris et elle s’étaient collés l’un à l’autre, immobiles, les muscles tendus et le souffle fin. Son torse à l’épaisse toison cendrée avait un peu chassé sa peur. Quand tout fut terminé, il lui avait mordillé l’oreille et ensemble ils avaient quitté le terrier de la fouine.

Immobile là aussi, elle entend le fracas métallique des monstres, elle sent l’odeur qui pique et entête. C’est connu et c’est inconnu. Ce ne sont pas des dizaines de sangliers qui se heurtent contre tous les arbres environnants. Le sanglier c’était un bruit mat, vivant même dans la mort, et chaud, alors que là c’est dur et froid. La terre tremble tout autour d’elle et le bruit est infernal. Les petits ont cessé de jouer ou de dormir, ils sentent désormais la tension de leur mère. Elle agite ses oreilles, tourne sur elle-même et jappe en direction de la galerie arrière. C’est la route des hommes qui avance et grignote la forêt avec des mâchoires redoutables. Avec la cruauté des chiens de chasse aussi. Elle entend des arbres tomber, le bourdonnement enfler, des racines extirpées de terre, la terre croquée comme une chair tendre.

La peur l’envahit, avec ses pattes et son museau elle rassemble ses petits contre elle, devant elle, sous elle, et montre ses crocs à l’ennemi invisible. La terre vibre de plus en plus et déjà, la galerie est s’effondre, juste derrière la chambre, juste derrière son calfeutrage de fortune. Ça cogne, des chocs métalliques qui la rendent folle de terreur. Elle tourne sur elle-même, marchant sur ses petits. Les blaireaux s’agitent en dessous, elle les entend galoper jusqu’à la sortie dans le chemin. Leurs petits sont nés avant les siens, ils marchent déjà. La nuit, elle les entend faire leurs premières sorties. Mais les siens n’ont encore jamais quitté la chambre, ils ne sauront pas ramper sur dix mètres, et pire, courir à travers bois. Pour fuir quoi ? Pour aller où ?

Sa queue ébouriffée comme un plumeau d’écureuil, les poils dressés le long de sa colonne vertébrale, elle a les yeux transits par la peur. Le fracas est juste derrière la chambre, elle entend racler la terre, tout près. Les hommes entaillent la forêt avec leurs tracteurs, c’est sûr à présent. Il faut fuir, tout de suite. D’un bond elle s’enfuit dans la galerie, fait un mètre puis revient à reculons. Elle pousse ses petits devant elle, avec la gueule, avec les pattes, elle cherche à les rouler dans la galerie. Ils gémissent sur leurs pattes molles et se laissent tomber. Elle essaye de les prendre dans sa gueule, deux, trois d’un coup… Mais elle leur pince la peau, une goutte de sang tombe sur la terre noire. Elle les rassemble entre ses pattes avant et les lèche.

Une dent de fer perce alors la cloison de la chambre et luit dans l’obscurité. Elle tire et toute la paroi de terre s’effondre. La lumière fuse et éclaire la portée. Ils sont là tous les quatre avec leurs yeux bleus et leurs truffes humides. La mort est certaine. Quelque chose lâche en elle, un grand silence l’envahit comme si cette lumière apportait la réponse. Est-ce qu’elle pense au sanglier quand une a une elle saisit les trois petites nuques rousses et frêles et croque d’un coup sec pour les rompre ? Pense-t-elle qu’elle leur a évité une mort douloureuse quand elle laisse retomber leurs petits corps inertes ? Sans un bruit.

En trombe, elle se faufile dans la galerie. Une fois dehors, son renardeau gris suspendu à sa gueule, elle se retourne vers le godet métallique qui plonge dans le terrier et ensevelit tout ensemble, la chambre tapissée de feuilles et d’herbes et les petites dépouilles rousses.

Aurignac, mars 2021